L’Europe politique en 2024, ce sont vingt-sept nations, formant un peuple de plus de cinq cents millions d’habitants. Tous sont les héritiers d’une infinie richesse d’histoires, de traditions, de ressources économiques et culturelles. L’Union européenne, c’est une organisation jeune sur un vieux continent qui a besoin d’un “souffle nouveau”. Ce 8 avril, deux mois avant les prochaines élections, les évêques de l’Euregio – dont fait partie Mgr Delville – expliquent dans une lettre pastorale pourquoi le projet européen doit être soutenu et redynamisé par les chrétiens.
Le 8 avril 2024, à deux mois des élections européennes, le groupe des évêques de l’Euregio a présenté et signé devant la presse une lettre pastorale “Un souffle nouveau pour le projet européen” dans la maison natale de Robert Schuman, l’un des pères fondateurs de l’Europe.
“En tant qu’évêques de différents diocèses frontaliers d’Europe de l’Ouest, membres d’un groupe que nous avons baptisé “Euregioˮ, nous sommes conscients de l’enjeu que représentent, pour l’avenir dans l’Union européenne, les élections qui auront lieu le 9 juin 2024. C’est pourquoi nous avons voulu nous adresser à vous, nos frères et sœurs européens, pour vous partager nos convictions et nos préoccupations“. Ainsi débute la lettre ouverte de huit évêques issus de Belgique, de France, d’Allemagne et du Grand-Duché de Luxembourg et qu’ils ont officiellement présentée et signée ce lundi 8 avril, à Metz, dans la maison natale de Robert Schuman, considéré comme l’un des pères de l’Europe.
Lors de la conférence de presse, le Président du Conseil départemental de la Moselle a notamment déclaré que “le groupe des évêques de l’Euregio était fondamental pour sauver et préserver nos valeurs européennes” et que cette lettre pastorale souligne à très juste titre la dangerosité des extrêmes.
Partant de l’histoire européenne, de ses points forts et de ses crises, les évêques de l’Euregio y relèvent les valeurs essentielles de l’Europe et formulent un projet européen à développer pour donner un “souffle nouveau” à l’Europe.
Aux sources de l’histoire
Depuis l’Antiquité, le continent européen a été traversé par différentes cultures et courants de pensée, les Romains, les Grecs, les Germains, les juifs, les Slaves, tous ont laissé leur empreinte dans ce que nous considérons aujourd’hui comme la culture et l’identité européenne.
L’Évangile du Christ aussi est venu apporter un ciment spirituel entre ces cultures diverses, et ouvrir la population, avec une exigence nouvelle, au respect de chaque personne, au service des faibles et à une espérance sans limite. L’islam a apporté l’algèbre, les chiffres arabes, l’ouverture à la culture arabe et la relation avec l’Asie par la Route de la soie. Que faire de tout cet héritage pour que l’Europe respire à pleins poumons aujourd’hui ?
Unité dans la diversité
Si au cours des siècles, l’Europe s’est créée une unité spirituelle et culturelle de manière diversifiée, deux guerres mondiales sont venues affaiblir cette dynamique. Heureusement, les pères de l’Europe ont témoigné d’une forte volonté de construire une paix durable sur le continent. Parmi eux, Robert Schuman, qui déclarait le 9 mai 1950 : ” La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques.” De ce rêve est née une réalité politique inédite, conjuguant l’appartenance de chaque peuple d’Europe à une communauté nationale et l’adhésion libre de chaque nation à un pacte de solidarité entre elles toutes. Ce pacte est assorti d’obligations qui s’imposent à des partenaires volontaires et se trouve fondé sur un socle de valeurs partagées visant à construire une unité par-delà les diversités de chacune de ces nations.
Les premiers bénéfices de la construction européenne auront été l’installation d’une paix durable en Europe, et en particulier la réconciliation franco-allemande, mais aussi l’accélération de l’évolution démocratique de certains pays rejoignant l’Union européenne (Espagne, Portugal, Grèce sortant de régimes autoritaires). La construction européenne a aussi accompagné une évolution à la hausse de l’espérance de vie grâce à la mise en place, là où ils n’existaient pas, de systèmes de sécurité sociale efficaces.
Temps de crises
Aujourd’hui, l’Europe subit de plein fouet différentes crises que les évêques qualifient de nationaliste, économique migratoire, géo-politique, et leur conjonction conduit selon eux à une crise générale de la conscience européenne.
“Ce qui paralyse aujourd’hui le vivre ensemble européen, c’est la crainte de la perte de contrôle des nations sur leur destin. Une crainte qui provoque le repli sur soi et la tension avec les autres. La crise européenne tient beaucoup à l’oubli de la dynamique des différences et des échanges qui l’ont constituée à travers l’histoire.” analysent les évêques de l’Euregio.
Alors que le spectre de la guerre semblait avoir été écarté à tout jamais, le continent européen est de nouveau affecté par ce fléau en Ukraine où une guerre meurtrière dure depuis trop longtemps, estiment les évêques de l’Euregio.
Alors que le spectre de la guerre semblait avoir été écarté à tout jamais, le continent européen est de nouveau affecté par ce fléau en Ukraine où une guerre meurtrière dure depuis trop longtemps, écrivent les évêques, “qui oblige ce pays à pleurer ses morts, à soigner ses blessés, à gérer des destructions, à accueillir des populations déplacées, à soulager les désespérés et à payer toutes les conséquences économiques du conflit.”
La paupérisation de certaines régions et le chômage qui a touché des populations ont creusé des fossés entre nous, Européens, poursuivent-ils. Le modèle libéral et libre échangiste, qui a prévalu chez les décideurs de l’Union européenne, a provoqué beaucoup de dommages sociaux et territoriaux. La Méditerranée est devenue un cimetière où sont mortes plus de vingt mille personnes de tous âges qui rêvaient d’Europe. Des frères et sœurs migrants nombreux frappent à notre porte: s’ils nous bousculent, ils contribuent aussi à aider et dynamiser l’Europe.
Ainsi l’Union européenne court-elle le risque de disparaître si elle ne retrouve pas sa raison d’être et ses valeurs : la paix et la solidarité dans la diversité, clament les évêques.
Qu’avons-nous fait des valeurs européennes?
Les évêques de l’Euregio nous invitent à redécouvrir ce qui a forgé l’identité chrétienne, ce qui a pu contribuer à rapprocher des peuples et des nations aussi différents : les valeurs européennes.
Et nous commençons par le sens de la personne : l’Europe ne doit pas être un club de nantis. Elle est une communauté qui place l’être humain, avec ses fragilités et ses besoins, au centre des intérêts communs. L’Europe à construire doit favoriser à la fois le développement économique et la fraternité entre les peuples.
La Communauté européenne est née d’un projet de paix qui a su réconcilier d’anciens ennemis, devenus frères, de justice et de solidarité. Le renforcement des nationalismes menace ces avancées. Bien sûr, la question des réfugiés et celle d’un islam sur le sol européen pèsent lourd sur le débat. “Mais nous croyons qu’il est possible de vivre ensemble, cela est même vitam pour éviter et repousser les extrémismes. Pour cela, il faut résister à la tentation du repli sur soi.”
Et d’ajouter encore : “Nous sommes les dépositaires de grands acquis de l’Europe : la liberté de conscience, la liberté de parole, la liberté de religion, le respect des droits humains, la fraternité universelle. L’Europe doit continuer à faire vivre ces valeurs profondes.”
Quel rêve pour l’Europe?
Pour nos évêques europhiles, les questions qui nous sont posées au moment où nous allons voter sont claires : choisissons-nous de vivre ensemble ? En vue de quoi ? De quelles ambitions sommes-nous porteurs ? Que voulons-nous faire ensemble ? Dans quel but ? Quel rêve avons-nous pour l’Europe ? Quel souffle nouveau donner à notre continent ?
“Comme Église, nous devons contribuer à une renaissance de l’Europe qui, nous en sommes convaincus, reste dotée de potentialités importantes pour ouvrir de nouveaux chemins d’humanisation. Il faut que notre Europe soit une Europe de l’enfant, du pauvre, où être réfugié n’est pas un délit, une Europe qui offre aux jeunes la beauté de la culture, la richesse des échanges (tel le programme Erasmus) et pas seulement le consumérisme“.
Force est de constater que l’Union européenne est souvent réduite dans l’esprit des citoyens européens à des institutions, alors que l’Europe est d’abord faite de personnes. On ne saurait la réduire à des chiffres, à des quotas, à des seuils de pauvreté qui font de la personne concrète un principe abstrait.
Or, l’Europe est “un bien communˮ. Et si certains ont le sentiment de ne pas en bénéficier, “ce n’est pas la faute de l’Europe, c’est la nôtre, car nous n’avons pas su préserver les valeurs fondatrices du dialogue, de la négociation et du partage”.
L’Union européenne est une instance économique très développée et plutôt bien coordonnée, pourtant, elle peine à faire l’union des peuples et à prendre en compte les données sociales et culturelles
“Nous croyons au projet européen”, écrivent encore les évêques de l’Euregio qui lancent un appel : “Si l’on ne veut pas le laisser se perdre avec ce qu’il signifie de croissance et d’espérance pour le futur, le moment est venu d’intensifier notre engagement par rapport à lui“.
Pour les co-signataires de la lettre pastorale, il revient à l’Union européenne de prendre une initiative forte pour assurer la paix au Moyen-Orient, de promouvoir l’organisation d’une conférence de la paix, visant à la création de deux États en Israël et en Palestine, avec statut et respect des minorités, et de promouvoir la sécurité réciproque du peuple israélien et du peuple palestinien, l’un avec l’autre et non contre, excluant toute méfiance.
Aussi, “il incombe à l’Europe d’aujourd’hui de savoir faire l’autocritique du fonctionnement de ses propres institutions et de prendre conscience qu’elle a vocation à s’investir dans une mission de solidarité plus large voire mondiale. L’Europe d’aujourd’hui n’a pas de supériorité à imposer. De plus elle fait face à des puissances telles que les États-Unis, la Russie et la Chine. Face à ces politiques l’Europe ne s’en sortira qu’en étant “autre choseˮ.”
Comment construire l’Europe de demain ?
L’Union européenne est une instance économique très développée et plutôt bien coordonnée, pourtant, elle peine à faire l’union des peuples et à prendre en compte les données sociales et culturelles ; c’est pourquoi elle est perçue par beaucoup d’Européens comme un carcan normatif, dirigé par des technocrates sans âme, ne se préoccupant pas des vrais problèmes des citoyens. Nous ne pouvons pas nous contenter d’une Europe des règles uniformes, mais il faut construire une Europe de la vie commune et des actions communes.
Concernant l’extraordinaire patrimoine chrétien que représentent les cathédrales, les abbayes et bien d’autres lieux, se pose la question : que voulons-nous en faire ? La réponse n’est peut-être pas à chercher dans une culture de pure conservation, mais dans le service de nouvelles relations entre les peuples et de la construction d’un projet commun, nourri des valeurs traditionnelles qui ont irrigué le continent européen dans l’histoire.
Et parmi les atouts qui caractérisent l’âme européenne, on peut relever la créativité, le génie inventif, la capacité de se retrouver et de sortir de ses propres limites. En usant notamment du dialogue politique qui soit constructif et bienveillant. Or, en beaucoup d’endroits, le bien commun n’est plus l’objectif premier qui est poursuivi. C’est donc le principal défi lancé à nos démocraties que de recréer un dialogue politique serein et productif. D’où l’enjeu que représente le choix des députés.
Pour nos évêques, la question du nombre de membres et de l’étendue de la superficie européenne qui en inquiète certains importe peu au final. Ils plaident pour une autre philosophie : une Europe, communauté ouverte, au service d’un grand projet d’unité et de paix sans diluer pour autant la diversité des nations qui la composent. Pour faire face à de grands chantiers comme celui de l’écologie intégrale et d’une cité plus inclusive.
À quoi sont prêts les Européens d’aujourd’hui ? À promouvoir une Europe qui replace l’être humain au centre des intérêts communs ? interpellent-ils dans leur lettre. De leur côté, les évêques de l’Euregio veulent une Europe capable de favoriser la fraternité entre les peuples autant que le développement économique.
À quoi sont prêts les Européens d’aujourd’hui ? Veulent-ils promouvoir une Europe qui replace l’être humain au centre des intérêts communs ? questionnent les évêques.
Quels sont les enjeux des élections du 9 juin?
Face aux problèmes de notre temps, “ne nous dérobons pas”, intiment les évêques de l’Euregio. Dans ce monde où la paix est partout menacée, l’Europe doit se montrer à la hauteur des enjeux éthiques d’aujourd’hui, enjeux de justice, de solidarité, de respect des droits, de liberté. Et il s’agit aussi et surtout de regarder l’autre, l’étranger, le migrant, celui qui appartient à une autre culture, comme quelqu’un à écouter, soulignent les rédacteurs. Sur cette base peuvent alors se construire de nouvelles coalitions culturelles, philosophiques et religieuses (et non pas seulement économiques) qui visent à réaliser une société intégrée et réconciliée. Revenir à une économie sociale empreinte de solidarité et rejeter une économie qui serait seulement tendue vers le profit est également une option à saisir.
“Ce qui peut donner un sens à notre vote, c’est la redécouverte de nos richesses communes, de notre proximité historique et culturelle, de l’Atlantique à l’Oural, qui font d’un tel projet non pas une abstraction, mais une vision bien incarnée, un rêve qui a des fondements.”
Pourquoi peut-on dire que le projet de construction européenne est tout particulièrement un projet pour les chrétiens ? Voici ce que répondent les évêques : parce que les chrétiens peuvent se référer à une charte fondamentale que le Christ leur a laissée dans le Sermon sur la Montagne, en l’occurrence les Béatitudes (Mt 5, 6-9) : “Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.”
Pour un nouvel humanisme européen
Au moment où nous serons appelés à voter, ayons à l’esprit cette Europe rêvée du bien commun et non des égoïsmes personnels, prenons conscience des nouveaux défis à relever et des enjeux éthiques du choix que nous allons faire. Nos évêques nous invitent, comme eux, à faire le choix de l’union dans la diversité et la personne dans la solidarité pour donner un souffle nouveau au projet européen.
Choisir l’union dans la diversité, choisir la personne dans la solidarité. Voici donc le conseil que prodiguent les évêques de l’Euregio à tous les européens qui se rendront aux urnes le 9 juin prochain. Et de conclure sur ces mots :
“La justice, l’écologie intégrale et la législation sociale sont le socle de l’humanisme européen. La créativité, la spiritualité, la fraternité et, pour nous chrétiens, l’esprit évangélique donnent à notre Europe ce souffle nouveau dont elle a besoin. Puissions-nous, au moment de déposer nos bulletins dans l’urne, être conscients que nous votons pour un projet d’espérance”.
Texte: Sophie DELHALLE