Certains font assez facilement le rapprochement entre le ramadan et le carême. Ont-ils raison ? Nous avons posé la question à l’islamologue Michaël Privot.
En cette année 2024, le mois du ramadan et le temps du carême concordent à peu près. Le carême débute le 14 février et prendra fin le 28 mars, tandis que le mois de ramadan s’étalera du 11 mars au 11 avril. Est-il pour autant judicieux de rapprocher ces deux pratiques ascétiques aux modalités très éloignées ? Quelle est l’histoire du ramadan ? Son objectif ? Est-il obligatoire pour tous les musulmans? Nous avons posé toutes ces questions à l’islamologue Michaël Privot.
S.D. : Depuis quand les musulmans pratiquent-ils le ramadan? Quelle est son origine?
Michaël Privot: Le jeûne est mentionné dans deux versets du Coran qui remontent à la période médinoise entre 622 et 632. Mais on sait que la pratique a évolué. A l’origine, il ne s’agissait que de jeûner quelques jours en lien avec les pratiques des Juifs de Médine de l’époque du prophète Muhammad. On ne sait pas dater avec exactitude l’extension du jeûne à un mois. Le débat reste ouvert entre théologiens musulmans et historiens.
En quoi consiste le ramadan ?
Le Coran définit clairement les pratiques autorisées ou non pendant cette période. Si au tout début de l’histoire de l’islam, il consistait en quelques jours de stricte observance, on remarque avec le temps un certain assouplissement. De l’aube au coucher du soleil, les musulmans doivent s’abstenir d’ingérer quoi que ce soit et ne peuvent avoir de relations sexuelles. Ramadan vient d’un terme qui signifie « intense chaleur » car le ramadan tombait toujours lors des périodes de fortes chaleurs entre la mi-septembre et la mi-novembre. C’était à l’époque une fête fixe pendant laquelle les activités normales étaient interrompues en raison du climat, une période alors propice au jeûne et à la contemplation.
A l’époque du prophète Muhammad, le ramadan est une fête fixe pendant laquelle les activités normales sont interrompues en raison des fortes chaleurs, une période alors propice au jeûne et à la contemplation.
Aujourd’hui, le ramadan peut tomber à n’importe quel moment de l’année …
En effet, et c’est le prophète Muhammad qui a permis cela en supprimant le mois correctif dans l’année lunaire. Mais il n’aura jamais expérimenté lui-même les conséquences de ce changement. C’est pourquoi aujourd’hui le ramadan fait le tour du calendrier, dès lors que le calendrier liturgique musulman est purement lunaire. Évidemment, ce décalage s’avère plutôt complexe à notre époque, surtout quand les journées d’été durent 18h en Belgique ! D’une certaine façon, nous observons le résultat d’une religion qui s’est universalisée et développée dans des modèles de société au fonctionnement très différent de sa terre d’origine. C’est le grand défi d’une pratique qui s’est “déterritorialisée” de pouvoir s’adapter à différents contextes. Comment adapter la pratique du ramadan à une société non plus nomade, artisanale mais technique, industrielle où le temps ne s’arrête plus et peu encline à la pratique ascétique ?
Comment se déroule une journée type pendant le ramadan? Quelles sont les astuces pour “tenir le coup” ?
Il faut se lever avant l’aube pour prendre un repas consistant riche en protéines et ne plus rien avaler ni boire jusqu’au coucher du soleil. C’est un jeûne sec, assez rude pour l’organisme. L’idéal est de bien s’hydrater pendant la nuit, mais ce n’est pas évident. Les premiers jours sont assez durs pour les inconditionnels du café et du thé. Les sucres rapides sont à éviter. On conseille aussi de ralentir son rythme de vie, d’épargner son corps et, si possible, de faire une sieste. Selon les différentes cultures (marocaine, turque, afghane, …), certains plats sont préparés comme la “harira”, la soupe qui tient chaud, à base de farine, de pâtes, ça cale bien. En Turquie, c’est une soupe de lentilles. On essaie de compenser la privation en se faisant plaisir et en cuisinant des plats que l’on aime, parfois à l’excès. En fin de ramadan, le verdict de la balance est parfois sans appel : certains auront pris du poids plutôt que d’en perdre (grand sourire).
Le ramadan invite bien évidemment à pratiquer assidûment la prière et à se plonger dans la lecture du Coran.
Et d’un point de vue spirituel ?
Le ramadan invite bien évidemment à pratiquer assidûment la prière et à se plonger dans la lecture du Coran. Pendant toute la période du ramadan, les imams qui connaissent le Coran par cœur en font une lecture complète répartie sur les 30 jours. On constate un regain de pratique vers la fin du ramadan, les dix derniers jours sont particulièrement intenses, certains musulmans effectuent même une retraite dans une mosquée. Ils ne veulent pas manquer la “nuit du destin”, généralement la 27e du mois qui correspond à la révélation des écritures au prophète Muhammad.
Le ramadan est-il obligatoire pour tous les musulmans ? A partir de quel âge? Existe-t-il des dispenses ?
Toute personne en capacité doit observer le jeûne du ramadan. Les personnes qui voyagent ou dont l’état de santé ne le permet pas comme les femmes enceintes ou les diabétiques en sont dispensées. Le but n’est pas de se mettre en danger. Le Coran autorise aussi ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas observer le ramadan pour des raisons diverses à en être dispensés avec une contrepartie financière d’une dizaine d’euros par jour, équivalant au prix de la nourriture quotidienne d’un pauvre. C’est mieux de jeûner mais le Coran offre cette possibilité. On peut aussi récupérer les jours de jeûne plus tard dans l’année, avant le Ramadan suivant. Cette disposition s’explique par le contexte anthropologique de l’époque prophétique où il n’était pas envisageable d’exercer une quelconque contrainte sur les individus et de les forcer à une pratique avec laquelle ils seraient en désaccord.
Le ramadan doit être observé à partir de la puberté, pour les filles comme pour les garçons
Le ramadan doit être observé à partir de la puberté. L’idée de base est que celle ou celui qui fait le ramadan en comprenne les raisons. Or, à l’époque du prophète Muhammad, la maturité physiologique coïncidait avec une certaine maturité intellectuelle, ce qui n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Le plus important selon moi, c’est que chacun connaisse ses limites. Il faut impérativement éviter de se mettre ou de mettre les autres en danger, je pense notamment à un chauffeur de bus qui viendrait à faire un malaise au volant parce qu’il jeûne. Durant le ramadan, le rapport aux autres et à la communauté est important et la valeur du travail ou des études reste prioritaire. Enfin, le ramadan ne peut être brandi comme excuse pour s’extraire de ses obligations sociales.
En quoi peut-on alors éventuellement rapprocher le ramadan du carême?
Ce sont deux pratiques ascétiques qui ont évolué. Je dirais qu’elles mettent en avant les mêmes valeurs de partage, d’hospitalité, de fraternité et de charité. Elles se vivent dans le même esprit d’ouverture à Dieu, aux autres mais invitent aussi à l’intériorité. La principale différence est que le carême est socialement moins visible et qu’il se vit peut-être de manière plus individualisée. A contrario du ramadan où la dimension communautaire est centrale, c’est une période d’intensification des relations sociales, c’est le moment de l’année où la communauté musulmane prend conscience de sa propre existence collective. Il y a dès lors une pression plus forte à l’observance, une forme d’émulation assez puissante aussi au sein des familles, même si l’on constate un nombre croissant de personnes qui revendiquent leur droit à ne pas le pratiquer pour des raisons qui leur appartiennent.
La dimension communautaire est centrale pendant le ramadan, c’est une période d’intensification des relations sociales, c’est le moment de l’année où la communauté musulmane prend conscience de sa propre existence collective.
Texte: Propos recueillis par Sophie DELHALLE