Le dimanche 23 mars 2025, Mgr Jean-Pierre Delville a donné une conférence de carême "L’espérance : c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?" à la cathédrale Saint-Paul de Liège. Vous trouverez dans cet article le texte complet de cette conférence.
Chers Frères et Sœurs,
L’espérance : est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ? Je crois qu’espérer commence aujourd’hui avec l’espoir, mais se déploie demain et dans le futur par l’espérance. Je fais donc la différence entre espoir et espérance. C’est une question de temps différent, le temps proche pour l’espoir, le temps long pour l’espérance ; mais c’est une aussi une question de démarche différente : l’espoir se base d’abord sur mes propres forces, tandis que l’espérance dépend de la grâce de Dieu qui s’offre à nous. L’espérance est une rencontre entre nos attentes et la grâce de Dieu. L’espérance n’est pas une vertu humaine, c’est une vertu théologale, c’est-à-dire une vertu qui a Dieu pour objet et qui nous parle de Dieu.
Espoir et espérance
L’espoir commence par nos désirs matériels et nos attentes personnelles, par exemple être guéri d’une maladie, avoir un meilleur revenu financier, avoir une meilleure situation professionnelle. Quand nous avons de l’espoir, nous voudrions que notre espoir se réalise tout de suite. Mais ce n’est pas évident. L’espoir est soumis à la loi du « tout tout de suite » et à la loi du plus fort . Celle-ci valorise l’égocentrisme et même le mépris de l’autre. Nos attentes proviennent de notre nature et de nos fragilités. Souvent nos attentes sont limitées, nous n’osons pas rêver d’un vrai bonheur, encore moins d’un bonheur éternel ; nous devenons résignés, matérialistes, sans envergure et sans rêve.
On le voit en particulier dans la situation politique internationale. La société belge quant à elle subit une crise d’individualisme, qui pousse les plus défavorisés à la rue. Cette crise entraîne l’usage de la drogue, que l’on consomme comme un dérivatif, pour oublier ses problèmes et pour éprouver un bien-être immédiat. Le trafic de la drogue engendre la violence dans la société, comme on l’a constaté dernièrement dans la capitale de notre pays. Il y a un espoir de changer la situation, mais ce n’est pas évident par nos propres forces.
Le carême nous invite à une autre logique : la conversion à l’espérance. Cette conversion est-elle une utopie ? Non ! Elle passe par une conversion à Dieu et à notre prochain. L’espérance est une rencontre entre nos attentes et la grâce de Dieu. L’espérance est une vertu théologale, c’est-à-dire une vertu qui a Dieu pour objet et qui nous parle de Dieu. L’espérance se démarque de l’indifférence régnante et des intérêts matériels, tout en étant ancrée dans la réalité.
L’espérance est liée à la foi : « La foi est une façon de posséder ce que l’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas » (Hé 11,1). C’est pourquoi nous avons besoin d’une force extérieure, d’une grâce qui nous dépasse, d’un miracle qui nous remet debout et nous met en route. Cette grâce, c’est l’espérance donnée par Dieu. Elle provient de sa parole, qui ouvre des horizons nouveaux dans nos vies.
La démarche de carême, creuset de l’espérance
Pour accueillir cette grâce et cette espérance, nous avons besoin de la prière, du jeûne et de l’aumône, comme nous l’annonce l’évangile du mercredi des cendres (Mt 6,1-6.16-18). La prière, le jeûne et l’aumône sont les pierres d’attente sur lesquelles l’espérance va s’ancrer.
Par la prière, nous reconnaissons nos faiblesses et nous attendons de Dieu un secours. Nous sortons de notre égocentrisme pour faire confiance à l’Autre. Nous élargissons notre prière aux besoins des autres et nous créons une solidarité invisible avec eux. Nous ouvrons la porte à Dieu pour qu’il agisse dans nos cœurs que nous ouvrons à lui.
Par le jeûne, nous maîtrisons les désirs de satisfaction immédiate de nos corps, nous ouvrons notre esprit au don de Dieu et nous trouvons notre nourriture dans sa parole.
Par l’aumône et la solidarité avec les pauvres, nous offrons nos biens matériels et spirituels à l’autre, nous engageons un chemin de soin et d’amitié, nous remettons l’autre en chemin et recevons la joie dans nos cœurs. « Semons la solidarité, cultivons l’espérance », nous dit le thème de la campagne de Carême, promue par Entraide et Fraternité, en particulier en faveur des populations du Pérou et d’autres pays du Sud. Mgr Isaac Martinez Chuquizana, évêque de Cajamarca, nous l’écrit : « Cajamarca est riche sur le plan culturel et matériel, mais la pauvreté, l’exclusion et la discrimination sont ressenties par l’ensemble de la population ». L’espérance et la solidarité des communautés chrétiennes vivant dans une société violente et pauvre sont pour nous un stimulant qui nous entraîne à les aider et à les aimer.
La parabole du fils prodigue et l’espérance
Le sens de l’espérance est donné tout spécialement par la parabole du fils prodigue (Lc 15,11-32), que nous lirons dimanche prochain à la messe du quatrième dimanche de carême.
Alors Jésus leur dit cette parabole :
« Un homme avait deux fils.
Le plus jeune dit à son père :
‘Père, donne-moi la part de fortune qui me revient.’
Et le père leur partagea ses biens.
Peu de jours après,
le plus jeune rassembla tout ce qu’il avait,
et partit pour un pays lointain
où il dilapida sa fortune en menant une vie de désordre.
Il avait tout dépensé,
quand une grande famine survint dans ce pays,
et il commença à se trouver dans le besoin.
Il alla s’engager auprès d’un habitant de ce pays,
qui l’envoya dans ses champs garder les porcs.
Il aurait bien voulu se remplir le ventre
avec les gousses que mangeaient les porcs,
mais personne ne lui donnait rien.
Alors il rentra en lui-même et se dit :
‘Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance,
et moi, ici, je meurs de faim !
Je me lèverai, j’irai vers mon père,
et je lui dirai :
Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi.
Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.
Traite-moi comme l’un de tes ouvriers.’
Il se leva et s’en alla vers son père.
Comme il était encore loin,
son père l’aperçut et fut saisi de compassion ;
il courut se jeter à son cou
et le couvrit de baisers.
Le fils lui dit :
‘Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi.
Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.’
Mais le père dit à ses serviteurs :
‘Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller,
mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds,
allez chercher le veau gras, tuez-le,
mangeons et festoyons,
car mon fils que voilà était mort,
et il est revenu à la vie ;
il était perdu,
et il est retrouvé.’
Et ils commencèrent à festoyer.
Or le fils aîné était aux champs.
Quand il revint et fut près de la maison,
il entendit la musique et les danses.
Appelant un des serviteurs,
il s’informa de ce qui se passait.
Celui-ci répondit :
‘Ton frère est arrivé,
et ton père a tué le veau gras,
parce qu’il a retrouvé ton frère en bonne santé.’
Alors le fils aîné se mit en colère,
et il refusait d’entrer.
Son père sortit le supplier.
Mais il répliqua à son père :
‘Il y a tant d’années que je suis à ton service
sans avoir jamais transgressé tes ordres,
et jamais tu ne m’as donné un chevreau
pour festoyer avec mes amis.
Mais, quand ton fils que voilà est revenu
après avoir dévoré ton bien avec des prostituées,
tu as fait tuer pour lui le veau gras !’
Le père répondit :
‘Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi,
et tout ce qui est à moi est à toi.
Il fallait festoyer et se réjouir ;
car ton frère que voilà était mort,
et il est revenu à la vie ;
il était perdu,
et il est retrouvé ! »
Jésus trace l’histoire très humaine d’un jeune homme qui veut faire sa vie tout seul et qui abandonne son père, sa maison et sa famille. Ce jeune homme a un espoir dans la vie : c’est de voir le monde, voyager, s’amuser. Mais finalement, il sombre dans la misère et le désespoir. C’est dans cette pauvreté que va naître l’espérance. Dans ce contexte en effet, le jeune homme rentre en lui-même ; c’est une démarche de déplacement, de conversion et d’espérance ; « il se dit : je me lèverai et j’irai vers mon père » : le fils se décide à revenir et à entrer en communion avec son père. À partir de son attente, il se convertit à l’espérance. L’espérance naît au cœur de la détresse et dans le cœur de celui qui prie et se tourne vers Dieu. Alors l’espérance se concrétise. Le jeune homme retourne chez son père. Mais, surprise, « comme il était encore loin, son père le vit et fut saisi de compassion : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers ». On voit que le père lui-même était dans l’espérance, il attendait son fils, il le vit de loin, il fut saisi de compassion et son espérance se réalisa. « Il le vit » : dans l’évangile le mot « voir » signifie souvent « voir en profondeur », voir au-delà du visible ; c’est un peu comme quand on a un problème qui nous turlupine, puis qu’on trouve la solution ; on dit : « ah oui ! je vois ». Le père a vu son fils en profondeur, il a lu dans son cœur. Le père se jeta au cou de son fils et l’embrassa : donc le père renoue la relation qui était brisée et il crée la communion. Il fait habiller son fils de manière splendide, il lui donne un anneau, signe d’alliance, et il lance une fête en l’ honneur de son fils, en mettant les serviteurs dans le coup. Donc l’espérance réalisée débouche sur une communauté nouvelle. Sur ce, arrive le fils aîné ; il se fâche contre son père pour avoir accueilli ainsi le fils cadet. Il reproche à son père de ne lui avoir jamais donné un chevreau pour faire la fête avec ses amis. Mais pourtant, il avait aussi reçu sa part d’héritage : il aurait pu en faire quelque chose. Mais il était sans attente, sans espérance. Alors son père lui fait prendre conscience de ce qui s’était passé. Il lui dit : « Mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé ». L’espérance a donné la vie et a engendré les retrouvailles. Le père de la parabole est l’image renouvelée de Dieu Père.
Ainsi l’espérance naît dans nos vies, au creux de nos désespoirs et de nos épreuves ; mais elle est aussi dans le cœur de Dieu, qui voudrait que chaque être humain soit un fils cadet, qui revient vers lui, son père, et le découvre avec des yeux nouveaux. C’est l’espérance active, celle qui vient du cœur de Dieu. C’est la rencontre entre l’attente de l’homme et la grâce de Dieu.
Un exemple d’espérance : la paix au Mozambique
Dans ce sens, je voudrais raconter l’histoire de la paix au Mozambique :
Mgr Gonzalves, évêque de Maputo, au Mozambique, a adressé à la Communauté S. Egidio de Rome un appel en vue d’un engagement pour la paix dans son pays. Elle lui a d’abord répondu: «Mais ce n’est pas notre vocation. Notre vocation à nous, c’est le service des pauvres». Il a répliqué: «Mais les pauvres, chez nous, sont plus pauvres que chez vous! Et ils sont pauvres parce qu’il y a la guerre! Donc il faudrait d’abord travailler à mettre fin à la guerre et alors il sera possible de lutter contre la pauvreté». Sant’Egidio a alors embrayé, par le secours matériel au Mozambique, en envoyant des navires avec des containers de vivres, de médicaments et de vêtements. Cela a «amorcé la pompe» d’un rapprochement entre le gouvernement communiste et l’Église catholique ; ensuite l’évêque a dit: « Pourriez-vous trouver les coordonnées du chef de l’opposition, qui se cache dans la brousse ? On l’a trouvée et l »évêque a û établir le contact avec lui. Dès lors il a dit aux membres de S. Egidio : «Est-ce que vous pourriez nous aider aussi pour le rapprochement des parties en guerre?» les négociations se sont faites dans l’espérance pour l’avenir du pays et la foi dans l’inspiration évangélique en faveur de la paix. Les protagonistes sont alors venus à Rome, où ils ont eu des discussions qui ont duré trois ans, avant d’arriver à l’accord de paix, en 1992. Ainsi on est passé de l’espoir ponctuel à l’espérance mise en œuvre par la foi.
Le mysticisme agissant
C’est ce qu’on pourrait appeler le mysticisme chrétien, ancré dans celui des prophètes. C’est un « mysticisme agissant », écrit le philosophe Henri Bergson , dans son ouvrage Les deux sources de la morale et de la religion. Le philosophe, qui avait écrit L’évolution créatrice, conclut son œuvre en disant que l’évolution de l’humanité se développe sur deux bases de la morale et de la religion : d’abord les lois et les règles, qui permettent de vivre la justice ; ensuite le mysticisme agissant, qui tire son inspiration de la présence de Dieu dans nos vies et qui débouche sur l’action créatrice. Ce mysticisme nous donne de faire l’expérience de Dieu, il est une spiritualité à l’œuvre, qui est ouverte à tous. Les mystiques, comme Moïse, nous montrent que Dieu est un « amour agissant ».
Par ce fait, « les mystiques sont unanimes à témoigner que Dieu a besoin de nous, comme nous avons besoin de Dieu ». C’est pour cela qu’il nous a créés à son image. « Pourquoi aurait-il besoin de nous, sinon pour nous aimer ? », dit Bergson. Dès lors, la création apparaît comme « une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s’adjoindre des êtres dignes de son amour » . Le mysticisme suggère l’idée que « l’univers ne serait que l’aspect visible et tangible de l’amour et du besoin d’aimer ». L’espérance est notre réponse à cet amour de Dieu, qui manifeste par cela même qu’il espère en nous.
Les catéchumènes et l’approche de Pâques
L’expérience des catéchumènes nous frappe beaucoup aujourd’hui. Ils sont de plus en plus nombreux. Dans les lettres qu’ils m’écrivent, je vois l’importance de l’expérience spirituelle qu’ils vivent face aux épreuves. Comme l’écrit l’un d’eux : « Jésus est un peu notre veilleuse dans l’obscurité. Il nous éclaire le chemin, mais ce n’est pas une simple veilleuse, c’est un phare de voiture qui empêche les ténèbres de nous engloutir ».
Notre parcours de carême débouche sur le dimanche de Pâques, le jour de la résurrection. D’après l’évangile de Luc, ce jour commence par un moment de désespoir. Les femmes qui vont au tombeau de Jésus découvrent que le tombeau est vide et que le corps de Jésus a disparu (Lc 24, 1-12). Mais une petite espérance gisait au fond de leur cœur, car ces femmes apportaient des aromates pour parfumer le corps de Jésus. C’est alors qu’elles entendent une parole de deux anges : « Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? Il n’est pas ici. Il est ressuscité. » À ces mots, la mémoire des femmes s’éclaire et elles se rappellent les paroles que Jésus avait dites : « Il faut que le Fils de l’homme soit crucifié et que, le troisième jour, il ressuscite ! » L’espérance naît donc du lien entre la rencontre spirituelle et la mémoire humaine. Ainsi les femmes peuvent-elles raconter tout cela aux disciples.
Dans nos vies aussi, l’espérance naît du choc entre notre mémoire des choses anciennes et l’événement d’une rencontre nouvelle et surnaturelle. Gardons dans nos mémoires ce que nous avons reçu et les paroles que Jésus a dites ; puis confrontons-les aux réalités nouvelles que nous vivons. Ainsi nous nous convertirons à l’espérance ! Et nous découvrirons que l’espérance n’a pas de frontière. Elle se communique dans le monde entier. Prions en particulier pour les nombreux catéchumènes qui sont baptisés en la veillée pascale.
Conclusion
En tout ceci, le Seigneur place l’espérance au cœur de notre vie. Elle est ancrée dans nos cœurs grâce à lui. C’est ce que nous dit la lettre aux Hébreux (He 6,19-20) : « Cette espérance, nous la tenons comme une ancre sûre et solide pour l’âme ; elle entre au-delà du rideau, dans le Sanctuaire où Jésus est entré pour nous en précurseur ». L’espérance est basée sur le Christ, qui est entré dans le sanctuaire du ciel, au-delà du rideau qui cache le monde de Dieu à nos regards. Or grâce à lui, nous jetons l’ancre dans le monde divin. L’espérance est une ancre qui nous attache à Dieu dans les remous de la vie et les tempêtes du monde. Elle est le symbole de la vie spirituelle. Elle est le signe que Dieu espère en nous, en toi, en lui, en moi.
Elle est présente sur le logo de l’année sainte, elle unit les pèlerins autour du Christ. Convertissons-nous à l’espérance !
Texte : Jean-Pierre DELVILLE
Notes de bas de page
[1] Mgr Isaac Martinez Chuquizana, L’Église de Cajamarca : fraternelle, solidaire, participative et évangélisatrice, dans Entraide et Fraternité, Carême de partage. Pistes de célébration 2025, p. 9.
[2] Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1967 (1932), p. 255.
[3] Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1967 (1932), p. 270.